samedi 26 janvier 2008

lokavidū; "celui qui connaît le monde"






Un enseignement de Ajahn Sumedho, donné au Centre de Méditation de Beatenberg - Suisse- Juin 2001- Traduit par Jeanne Schut

Rappel : sa Biographie : ICI




Les mots ont le pouvoir de nous toucher de différentes façons.

Il nous arrive souvent de nous sentir heureux ou abattus selon ce que les gens disent de nous. Que l’on chante nos louanges, et nous voilà heureux, que l’on nous critique et nous voilà furieux
ou déprimés. Les mots, l’intonation de la voix, toute la sphère sensorielle dans laquelle nous baignons a cet effet sur nous.

Le fait d’être né dans un corps humain en tant qu’entité consciente dans cet univers est une expérience sensorielle permanente. Cette sensibilité est parfois très pénible parce qu’il arrive que nous ne la comprenions pas, donc nous l’interprétons mal et, bien sûr, elle fait peur.

Nous passons énormément de temps à nous désensibiliser ou à créer autour de nous un monde de sécurité illusoire qui nous donne l’impression d’être à l’abri.

La société fait de son mieux pour isoler les étrangers, les gens bizarres, les fous, les lépreux et autres inadaptés, de façon à créer l’illusion que tout va bien.

Dans le Dhamma, par contre, nous n’essayons pas de nous illusionner sur nous-mêmes ou sur le monde dans lequel nous vivons mais de connaître vraiment le monde tel qu’il est.


L’un des qualificatifs utilisés pour décrire le Bouddha est lokavidū, « celui qui connaît le monde ».

Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’un monde qu’un dieu aurait créé il y a quelques milliards d’années comme on le conçoit généralement, mais du monde que nous créons nous-mêmes.

En effet, quand on considère l’immédiateté de l’instant, il devient évident que c’est nous qui créons le monde dans lequel nous vivons.

Je vous propose cela comme sujet de réflexion, pas comme un dogme qu’il vous faudrait adopter mais comme une autre façon de considérer et de comprendre ce que vous faites dans le présent. Je dis que, en cet instant, vous vous créez vous-même ainsi que le monde dont vous faites l’expérience, à travers vos peurs, vos désirs et vos habitudes.

Pour transcender cela nous avons l’Attention, la présence consciente. Pas pour créer un monde meilleur ou pour nous mettre d’accord sur le monde que nous allons créer — ce qui est d’ailleurs impossible — ou pour nous débarrasser du monde et le réduire à néant, mais pour connaître le monde.

Loka signifie monde et vidū celui qui connaît, celui qui voit — Celui qui Voit le Monde.


Le monde dont je parle n’est rien d’autre que ce que vous croyez être

Vos peurs, vos désirs, vos habitudes, vos idées et vos opinions. C’est cela, le monde que vous créez. (...)
Quand on regarde les choses sous cet angle, on voit qu’il n’y a ni "Angleterre" ni "Suisse" ni rien de ce genre. Les choses sont ce qu’elles sont et c’est tout. Mais l’être humain crée ces idées autour des choses. Ensuite nous en venons à désigner une région en lui donnant un nom et puis nous y croyons comme à une réalité. Mais quand nous examinons tout cela, nous constatons qu’il n’y a là rien de réel.


Les conditionnements culturels.

C’est la même chose pour ce qui nous concerne. Quand nous grandissons, nous sommes conditionnés par nos parents, notre culture. Nous avons une idée de qui nous sommes et de ce que nous devrions être. Les images ou les attentes que les parents ont pour leurs garçons ou leurs filles, tout cela est projeté sur nous dès la naissance. Le sentiment d’être suisse ou américain est quelque chose que nous acquérons. Nous acquérons aussi l’idée de comment les garçons ou les filles devraient se comporter, comment les choses devraient être. Tout cela nous est inculqué tout de suite après la naissance.
Quand nous prenons vie dans un corps humain, il y a rupa, le corps, et nama, l’esprit. C’est naturel, c’est le Dhamma, l’aspect naturel des choses ; ce n’est pas culturel, ce n’est pas quelque chose qui a été ajouté par la société — et nous en prenons conscience : c’est ainsi. En grandissant nous nous approprions une image de nous mêmes avec le nom, l’identification à une famille, une classe sociale, une race, un groupe ethnique ou une tribu … Tout cela nous vient après la naissance. Ce sont des conditionnements culturels. De même, ce que nous pensons de nous-mêmes — que nous méritons ou pas d’être aimés, que nous sommes intelligents ou stupides — tout cela est acquis, ce n’est pas « naturel », pas Dhamma.


Toutes ces choses-là ne sont que des fabrications mentales

Si nous ne le voyons pas, si nous ne remettons pas ces choses-là en question, nous aurons tendance à fonctionner à partir de ces fabrications mentales, parfois durant toute notre vie.

Ce que nous faisons, en méditation, ce n’est pas essayer de nous débarrasser de nos idées pour en adopter d’autres — des idées bouddhistes, par exemple. Il ne s’agit pas de vous débarrasser de votre perception suisse ou de votre perception chrétienne des choses, il ne s’agit pas de substituer un type de perception par un autre, mais de transcender votre capacité de perception et de prendre du recul par rapport à elle pour cesser de fonctionner à partir de ces préjugés ou de ces habitudes acquises.

Il y a des gens qui ont une vie très dure dès la naissance, qui viennent au monde dans des circonstances très difficiles. Nous avons tous des problèmes différents dans la vie, que ce soit la pauvreté, une forme de handicap, les conditions économiques et politiques du pays où nous naissons …. et cela agit sur nous de telle sorte que, si nous ne nous éveillons pas à la véritable nature des choses, nous pouvons nous retrouver plus ou moins programmés par certaines perceptions et habitudes et réagir toute notre vie en fonction de cela .

Pourtant je suis sûr qu’en chacun de nous il y a le sentiment que quelque chose d’autre existe derrière cette programmation, une espèce d’intuition que la vie n’est pas simplement être bien programmé, avoir les bonnes pensées, appartenir au bon groupe — ou même essayer de perfectionner le monde et d’y intégrer nos idéaux.

J’ai grandi aux Etats-Unis, pays de culture très idéaliste. Nous sommes élevés avec des idées très arrêtées sur comment les choses devraient être. Nous avons un fort sentiment de liberté par exemple, de liberté personnelle, d’individualité, d’égalité des droits. Ce sont là des valeurs et des idéaux américains très puissants qui nous sont distillés à travers notre éducation, les opinions de nos parents, etc.



Contemplons la nature d’un idéal.

Avoir un idéal, c’est créer quelque chose à son plus haut niveau : nous imaginons la façon dont les choses devraient être si tout était parfait, à leur point culminant, là où tout est absolument juste, honnête, beau, vrai, absolument parfait. Prenons l’exemple de la liberté. L’idéal de la liberté pour un Américain revient à dire : « Etre libre est mon droit », d’où il découle : « Je peux faire ce que je veux et quiconque essaie de m’en empêcher, de m’arrêter ou de me limiter va à l’encontre de mon droit à la liberté. » A partir de là, il se peut que l’on se sente terriblement frustré, menacé ou furieux contre toutes les influences, les forces, qui empêcheront d’être libre, autrement dit de vivre son idéal.

Ou bien prenons l’exemple de l’égalité : tout le monde est pareil, nous sommes tous égaux — riche ou pauvre, homme ou femme, blanc ou noir — selon l’idéal, nous sommes tous égaux. C’est l’idéal de l’égalitarisme mais ce n’est pas la réalité. Au quotidien, dans la vraie vie, les Américains sont loin d’être égalitaires ...


Dans la méditation, nous observons les choses telles qu’elles sont, non telles qu’elles devraient être selon un idéal

Donc il y a l’idéal et puis la réalité de l’instant qui n’a rien d’idéal. Or, dans la méditation, nous observons les choses telles qu’elles sont, non telles qu’elles devraient être selon un idéal.

Les idéaux sont bien, ils sont beaux, ils sont parfaits. On peut imaginer un idéal qui soit parfait, sans faille, supérieur à tout … mais cela restera une idée, un idéal. C’est statique, sans vie, sans la souplesse, le mouvement, le changement dont nous faisons l’expérience dans la vie. On peut le figer, dire que la vie devrait se conformer à cette image parfaite — mais que se passe-t-il ensuite ? Nous devenons très critiques. Nous nous observons et nous constatons immédiatement : « Je ne suis pas une personne idéale. Il y a des tas de choses que je ne devrais pas penser ou ressentir. » Et puis nous regardons autour de nous et ne trouvons rien ni personne qui soit idéal, aucune société, aucun système politique ... Ah, si ! La démocratie !

Voilà ! C’est le système que l’on devrait appliquer partout ! Mais quand on regarde les démocraties de près, il est évident qu’elles sont loin de l’idéal que nous avons de la démocratie, n’est-ce pas ? Il y tellement de choses à redire, tellement d’inégalités, tellement de situations qui ne sont pas démocratiques — et qui devraient l’être !
Alors viennent l’indignation, la colère et la frustration contre le pays en question.

C’est la même chose pour nous. Ne sommes-nous pas souvent très critiques envers nous-mêmes parce que nous ne sommes jamais aussi bons que nous pensons devoir l’être ? Nous n’avons jamais assez de sagesse, de compassion, de gentillesse, de bienveillance, comparé à ce que nous devrions avoir si nous étions aussi parfaits que notre idéal.

Il est très important de réfléchir aux idéaux. Un idéal a une raison d’être. C’est une sorte d’étoile qui nous guide ; elle est très haute, parfaite et nous montre une direction.

C’est comme le Bouddhisme, ou le Bouddha en tant qu’idéal : le Bouddha est l’Eveillé, le Parfaitement Eveillé, Celui qui est toute compassion, etc. C’est un idéal, une haute et belle étoile qui nous donne une direction à suivre. Mais si on compare la vie quotidienne que l’on mène à un idéal, on aura toujours l’impression de ne pas pouvoir y arriver, ne jamais être assez bon, assez valeureux parce que les réalités de la vie ne permettent pas de connaître cette apothéose avant la mort.

(...)

Etre humain, c’est avoir un corps, des yeux, des oreilles, un nez, une langue. Un corps toujours plus ou moins irrité, d’une façon ou d’une autre, du fait de nos sens et de notre sensibilité à la chaleur, au froid, au plaisir, à la douleur, aux contacts qui s’imposent à nous par la vue, les sons, les odeurs, les goûts, le toucher ; et puis par notre mental avec ses pensées et cette mémoire qui retient tout, qui fait que nous nous souvenons des bons moments comme des mauvais.

(...)

Dans la méditation de l’ici et maintenant, certaines choses vont faire surface et remonter à la conscience

et c’est une bonne chose, ce n’est pas le signe d’une mauvaise méditation. Si des émotions désagréables ou des états d’esprit négatifs remontent au niveau du conscient, c’est parce que vous vous ouvrez véritablement. A ce moment-là, des souvenirs, des pensées, des émotions qui vous aviez refoulés ou niés resurgissent. C’est en leur permettant d’être pleinement conscients que vous pourrez les laisser partir, lâcher prise. Dans ce cas, le lâcher prise n’est pas un rejet, un déni ou un refoulement mais la capacité à vous libérer de l’habitude du refoulement et du déni.

C’est dans l’instant présent que nous pouvons accéder à cela. Même si vous comprenez la théorie et que vous en voyez intellectuellement le bien-fondé, c’est dans la dure réalité de l’instant qu’apparaissent la colère et le ressentiment. Voyez ces moments comme des occasions plutôt que comme une mauvaise méditation. C’est l’occasion de voir les choses clairement, telles qu’elles sont : c’est ainsi.

sati sampajañña: la conscience intuitive

(...) on s’ouvre, on accueille simplement, en acceptant les choses telles qu’elles sont, grâce à cette prise de conscience ou sati sampajañña, la conscience intuitive. Alors seulement on peut laisser les choses être ce qu’elles sont. On n’essaie pas de les changer ou de blâmer quelqu’un. Non, c’est ainsi et c’est tout. Ensuite on va observer que tout cela disparaît naturellement. Les choses apparaissent, se maintiennent un moment et puis disparaissent.

« Ce » qui est conscient de cette apparition et de cette disparition, de la présence et de l’absence des phénomènes, c’est Bouddho, la connaissance, la pure subjectivité en laquelle nous commençons à avoir confiance (...)

La personnalité apparaît dans le cadre de la conscience mais la conscience, elle, n’est pas personnelle, c’est une condition naturelle. Tout cet univers dans lequel nous vivons est une expérience de la conscience. Ce n’est pas masculin ou féminin, américain ou suisse, personne ne peut revendiquer la conscience. Bien sûr, on peut croire qu’elle nous appartient mais c’est une illusion que nous créons. Donc il ne s’agit pas d’y croire comme en quelque chose de personnel mais de commencer à reconnaître l’état naturel qui consiste à être conscient avant de devenir « quelqu’un ».

(...) Il faut aussi développer une certaine confiance en notre propre capacité à apprendre de l’instant. Nous avons tendance à préférer croire les Ecritures ou ce que disent les maîtres plutôt que notre propre vécu parce que l’image que nous avons de nous-mêmes est peu sûre.

Notre « personnalité » est si instable, si facilement perturbée par les événements, que nous ne pouvons pas la considérer comme un refuge — et c’est aussi vrai pour la personnalité de quiconque ! Par contre, ce à quoi nous pouvons nous fier, c’est à cette conscience, cette Attention au présent.


Prendre conscience de l’existence physique du corps

A cet instant, vous pouvez simplement prendre conscience de l’existence physique du corps : la posture, la présence de ce corps tel que vous en faites l’expérience — non en fonction de théories sur le corps, mais à partir d’une conscience directe : avoir un corps en position assise, c’est ainsi. Simplement en vous disant cela, vous vous ouvrez à l’expérience de l’assise et le corps apparaît soudain dans la conscience.

Quand vous le reconnaissez, vous pouvez percevoir certaines sensations : tensions, douleurs, picotements, sensations agréables, désagréables ou neutres … Votre Attention s’ouvre aux choses telles qu’elles sont, à la sensibilité de ce corps tel que vous le ressentez dans l’instant.

Et puis il y a la respiration. Développer la méditation sur l’inspiration et l’expiration — c’est l’ici et maintenant …


Observer l’état mental, la qualité du mental dans l’instant présent,

Et puis citta vipassanā : observer l’état mental, la qualité du mental dans l’instant présent, observer l’humeur, l’état émotionnel. Simplement observer. Il ne s’agit pas d’essayer d’y échapper mais de prendre conscience que vous pouvez regarder l’état émotionnel comme un objet. Cette conscience embrasse toute l’émotion que vous ressentez. Au lieu de l’analyser pour en rechercher la cause, vous la voyez comme une qualité énergétique. Cette énergie est là. C’est ainsi.


Et puis il y a le « son du silence ».

L’arrière-plan qui englobe tout, le sans-limites. Quand on médite sur le son du silence, on a un sentiment d’infinitude. Il n’a aucune frontière, il est partout, il pénètre tout, il est incommensurable.

Tout cela vous permet de cesser de vous positionner sur le plan personnel habituel : « Il faut que je pratique, je dois me débarrasser de tous mes défauts, je dois faire plus d’efforts pour aller plus loin et trouver l’Eveil un jour. » Cela, c’est le conditionnement habituel de l’esprit.

Mais quand vous percevez ce calme infini, cet incommensurable, cette immobilité du mental, vous commencez à voir que les idées erronées qui vous font fonctionner habituellement — « Je suis une personne qui doit pratiquer pour pouvoir devenir … » — sont une fabrication mentale, c’est le monde que vous créez à partir de votre vision conditionnée des choses.

Ce qui sait, ce qui perçoit la vérité, n’est pas personnel. Bien sûr, il ne s’agit pas non plus de dire : « Inutile de méditer, il n’y a ni passé ni futur, je suis déjà parfait. » Non, ce que nous faisons, c’est apprendre ce qui est naturel sans le transformer aussitôt en autosatisfaction ou en autocritique.


  • Lire "Le son du silence" d'Ajahn Sumedho : ICI


La tendance des Occidentaux est de s’appesantir sur leurs défauts.

(...)Ajahn Chah nous encourageait souvent à contempler nos propres qualités, même sur le plan personnel, parce que la tendance des Occidentaux est de s’appesantir sur leurs défauts.

Il est vrai que, dans nos cultures, dire quelque chose de bien sur soi, c’est se vanter. Cela ne se fait pas, c’est prétentieux, c’est orgueilleux. On n’est même pas censé avoir la moindre idée positive sur soi, au point que nous croyons qu’être honnête signifie reconnaître tous ses défauts.

(...)dans la tradition bouddhiste ceci est encouragé, non pas pour se vanter ou cultiver une bonne image de soi mais comme une réflexion honnête sur notre véritable nature.

Par exemple, pourquoi venir à une retraite de méditation ? Rester assis sans bouger pendant une semaine, s’engager à respecter les Huit Préceptes, ne pas pouvoir parler, se lever à 5h30 le matin … quand vous pourriez passer du bon temps ailleurs ! Pourquoi ? Parce qu’il y a quelque chose en nous qui aime ce qui est bon et qui a envie de se rapprocher de ce qui est authentique.
Nous sommes prêts à sacrifier confort et plaisir pour en avoir l’occasion. Sinon nous ne viendrions pas dans un endroit comme celui-ci ; il y a tellement d’autres possibilités en cette belle saison, tellement de choses plus drôles à faire !


Le but est de voir que nous ne sommes pas vraiment cela

Reconnaissons donc les bonnes choses qui sont en nous sans pour autant écarter les mauvaises. Le but est de voir que nous ne sommes pas vraiment cela : nous ne sommes ni bons ni mauvais. Ces choses-là apparaissent et cessent selon les circonstances mais notre véritable nature transcende cette dualité, cette perception du bon et du mauvais. Quand nous le voyons, nous entrons dans la sagesse, pañña, et le anattā dhamma.

(...)

Lire d'autres enseignement de Ajahn Sumedho sur ce blog : ICI



Aucun commentaire: